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Signature des Accords d’Abraham à la Maison Blanche
Les accords d’Abraham : cinq ans après, un bilan contrasté
par Chamsin – publié le 1er juillet 2025

La signature en septembre 2020 des Accords d’Abraham a marqué un tournant dans la géopolitique moyen-orientale. Ces traités ont officialisé la normalisation des rapports entre Israël et plusieurs monarchies arabes (d’abord les Émirats arabes unis et Bahreïn, vite rejoints par le Maroc) en brisant l’ancien principe « aucun répit, aucun commerce » tant que le conflit israélo-palestinien restait irrésolu. Contrairement aux « paix froides » signées avec l’Égypte (1979) ou la Jordanie (1994), cette « normalisation » s’est voulue plus chaleureuse, perçue dans le Golfe comme une « passion amoureuse » diplomatique, pleine de promesses mais aussi de fragilités. Depuis, la crise sanitaire a cédé le pas à des défis politiques majeurs : guerre à Gaza (2023), tensions avec l’Iran, réalignements dans le Golfe… Pour évaluer aujourd’hui le legs de ces accords, il faut croiser les dimensions géopolitique, économique, sécuritaire, sociétale et culturelle, et se demander ce qu’ils préparent pour l’avenir de la région.

Un nouveau réalignement géopolitique

L’impact géopolitique des Accords d’Abraham a été immédiat. Ceux-ci ont rompu avec des décennies d’ostracisme arabe vis-à-vis d’Israël, illustrant une « recalibration » stratégique. Comme le note un analyste, un véritable « axe géostratégique » a pris forme, liant Israël aux États du Golfe pour contenir « les ambitions irano-chiites » à travers la région. L’objectif partagé était clair : déjouer l’influence régionale de Téhéran et réaffirmer le rôle de garant de la paix des États-Unis au Moyen-Orient. « Présenter Washington comme le parrain du nouvel axe israélo-arabe permettait de court-circuiter le conflit palestinien, tout en contrebalançant l’influence grandissante de la Chine et de la Russie. » En pratique, la géographie politique a bel et bien bougé. Outre l’officialisation des liens entre Israël, ÉAU, Bahreïn (et diplomatiquement le Maroc), des canaux discrets se sont ouverts avec d’anciens belligérants : Israël a levé des interdictions de survol saoudien pour ses vols civils, et des rencontres à bas bruit ont été organisées avec des responsables saoudiens et irakiens. Comme l’observe Jean-Sylvestre Mongrenier dans Le Monde, « les convergences israélo-saoudiennes sont effectives », avec coopération dans le renseignement et la sécurité pour contrer l’Iran, depuis la mer Rouge jusqu’au Levant. La réalité reste cependant fragile : Riyad, soucieux de rester « gardien des lieux saints de l’islam », se montre toujours prudent. Lors de la tourmente de 2023, l’Arabie saoudite a réclamé des « contreparties » à Israël (une avancée vers l’État palestinien) pour reprendre un éventuel dossier de normalisation.

Graphique sur les coopérations issues des Accords d'Abraham
Les Accords d’Abraham ont modifié les alliances régionales, créant un nouvel axe géopolitique mais exposant aussi ses fragilités.

Des dynamiques économiques naissantes

Sur le plan économique, les Accords d’Abraham ont été largement vantés comme un carburant de croissance. Ils ont créé un cadre juridique et diplomatique pour démarrer de nouveaux échanges et investissements. Concrètement, dès 2022, Émirats et Israël ont conclu un accord de libre-échange ambitieux, visant à porter le commerce bilatéral à 10 milliards de dollars par an d’ici 2027, contre 2,5 milliards en 2022. Les vols directs entre Tel-Aviv et Dubaï ou Abu Dhabi ont accéléré les échanges touristiques et d’affaires : sur place, des restaurants casher ont ouvert à Dubaï et des investisseurs israéliens ont afflué. Inversement, des entrepreneurs émiratis et bahreïnis se sont rendus en Israël pour identifier des opportunités dans les technologies de pointe. En septembre 2023, l’élan s’est même prolongé au-delà du Golfe avec le lancement du partenariat I2U2 (Inde-Israël-ÉAU-États-Unis), centré sur les hautes technologies et la sécurité alimentaire.

Cependant, les résultats concrets sont encore timides. À Bahreïn, les échanges commerciaux restent marginaux (moins de 20 millions de dollars en 2021–2022), et l’investissement direct est souvent limité aux secteurs stratégiques. On note néanmoins quelques succès : le Maroc a vu s’ouvrir son marché automobile à Israël (deuxième client pour ses voitures après la Turquie) et des coopérations technologiques se sont concrétisées à l’université Mohammed VI de Rabat. Dans l’ensemble, les accords ont semé des graines d’intégration régionale, même si leur pleine floraison nécessite un climat politique plus stable.

La guerre de 2023 a freiné certains projets : le tourisme israélien vers le Maroc a fortement chuté pendant la crise, retardant le rapprochement économique espéré.

Coopérations sécuritaires inédites

Les dimensions sécuritaires ont été elles aussi redéfinies. Les États arabes signataires ont concrètement ouvert leurs marchés militaires à Israël. En 2022, Bahreïn (qui abrite la 5ᵉ flotte américaine) signait le premier accord de sécurité officiel entre Israël et un membre du Conseil de coopération du Golfe. L’année suivante, le Maroc et Israël ont entériné un mémorandum de défense, ouvrant la voie à des ventes d’armes sophistiquées (drones de combat, systèmes antiaériens, satellites espions). Dans le Golfe, des exercices conjoints limités et des partages de renseignement ont vu le jour, motivés par la volonté commune d’endiguer l’influence iranienne et de surveiller les menées des Houthis au Yémen.

Pour autant, la « guerre d’alliance » redoutée n’a pas éclaté. Les États du Golfe ont au contraire joué les médiateurs pour éviter l’escalade avec Téhéran. Depuis l’offensive d’octobre 2023, le cheikh émirati et le prince héritier saoudien ont multiplié les appels à la retenue envers Tel-Aviv, craignant qu’une frappe de représailles israélienne n’embrase la région. Comme le rapporte Reuters, les responsables du Golfe ont non seulement fait pression sur Israël pour freiner ses frappes contre l’Iran, mais ont même servi d’intermédiaires pour transmettre les messages américains à Téhéran, afin d’éviter la perte de contrôle du conflit. En filigrane, ces monarchies cherchent à préserver leurs propres projets nationaux (Vision 2030, développement économique) en ne se retrouvant pas prises en « crossfire » entre Iran et Israël.

Enjeux sociétaux et culturels

Au niveau des sociétés et cultures, les Accords d’Abraham ont généré de petits « chocs de voisinage ». Dans les rues des villes émiraties et bahreïnies, on a vu se multiplier les rencontres : restaurants casher, célébrations publiques de fêtes juives, synagogues actives et expositions culturelles communes ont émergé dans l’espace public. Des touristes et journalistes israéliens, habitués à un climat tendu, ont rapporté se sentir « en sécurité » et accueillis avec sympathie, allant jusqu’à qualifier leurs hôtes émiratis de « frères » ou « cousins ». À leur tour, des responsables politiques émiratis et bahreïnis ont visité Tel-Aviv, et le Premier ministre israélien a effectué des voyages historiques à Abou Dhabi et Manama.

Des fondations interreligieuses ont aussi apparu : le choix du nom « Abraham » même de ces accords a été salué comme un rappel des racines communes entre juifs, chrétiens et musulmans. Le Maroc est emblématique : le royaume a ouvert large la porte à la culture juive (en célébrant son héritage judéo-marocain) et encourage les collaborations académiques avec Israël. Près d’un million d’Israéliens sont en effet issus des communautés sépharades marocaines, tissant un lien humain fort. Récemment, cette dynamique a porté ses fruits inattendus : en 2023, une rencontre technique entre Israéliens et Libanais, médiée par l’ONU, a permis d’avancer la délimitation de leur frontière maritime en vue d’exploiter un gisement de gaz.

Pourtant, cet enthousiasme est loin d’être unanime. Dans le monde arabe, l’opinion publique a souvent nourri un fort ressentiment face à la normalisation. Les manifestations pro-palestiniennes ont fleuri dès 2020 dans de nombreuses capitales et n’ont fait que redoubler en 2023, mettant en évidence un fossé grandissant entre les élites et la rue. Les dirigeants signataires ont ainsi cultivé une posture ambivalente : conserver leurs traités officiels tout en ménageant des gestes symboliques pour apaiser leur population. Au Bahreïn, l’essor de ces relations a suscité un rejet larvé parmi la majorité chiite, réputée proche de Téhéran. Globalement, malgré la signature des Accords, la « confluence abrahamique » reste circonscrite à un cercle plutôt restreint de décideurs et d’entrepreneurs.

Les bâtisseurs de paix ont donc dû composer avec la persistance des blocages socioculturels : les attentes palestiniennes, les positions de l’islam politique, et les mémoires historiques ne s’effacent pas d’un trait de plume, même s’ils sont momentanément mis en sourdine sur la scène diplomatique.

Récentes turbulences et évolution du contexte

Dans le contexte actuel, les Accords d’Abraham sont confrontés à de nouveaux défis. Le conflit israélo-palestinien a recouvré une visibilité dramatique au cours de la guerre de 2023. Les bombardements israéliens sur Gaza ont été condamnés par la majorité des pays arabes, forçant certains signataires à prendre leurs distances tout en évitant pour l’instant de se retirer des accords. Dans le même temps, l’échiquier régional s’est déplacé : la réconciliation sino-médiée entre Riyad et Téhéran (2023) a réduit la perception d’une menace irano-saoudienne imminente, ce qui complexifie l’argumentaire en faveur d’une alliance arabe cristallisée autour d’Israël. Autrement dit, l’antagonisme iranien (moteur initial de la « coalition d’Abraham ») a lui aussi évolué vers une forme de détente stratégique.

Cette nouvelle donne place les pays du Golfe dans un rôle de fin stratège : par de multiples canaux diplomatiques, ils s’efforcent aujourd’hui de modérer les belligérants. À chaque crise, c’est Abu Dhabi et Riyad qui se proposent comme intermédiaires pour apaiser l’Iran et tempérer Israël, alors même que les liens officiels restent intacts. Reuters souligne que, depuis octobre 2023, les monarchies du Golfe ont servi d’« interrupteurs » entre Téhéran et Washington, multipliant appels téléphoniques et tractations pour empêcher l’escalade en catastrophe. Au final, face au risque d’une guerre généralisée, tous s’accordent à vouloir la contenir plutôt qu’à l’approfondir.

Enfin, les bouleversements politiques extra-régionaux se font sentir. Au début de 2025, le retour de Donald Trump à la présidence américaine change la donne : ce dernier privilégie historiquement l’idée d’un accord diplomatique avec l’Iran plutôt que l’affrontement. Si Washington parvenait à une détente avec Téhéran, l’un des ressorts des Accords (à savoir le bouclier anti-iranien) s’en trouverait affaibli. Inversement, en cas d’échec américain, les États arabes seraient peut-être incités à approfondir leur réconciliation bilatérale avec l’Iran ou à renforcer seuls leur autodéfense, sans penser à l’hypothèse d’un parapluie militaire américain absolu.

Perspectives d’avenir : promesses et contradictions

Aujourd’hui, les Accords d’Abraham sont à la croisée des chemins. Leur mise en œuvre a indéniablement brisé l’isolement de l’État hébreu au Proche-Orient et généré des mini-révolutions sociétales. Les business-jets israéliens et les congrès mixtes sont devenus monnaie courante, tandis que des bases de coopération inédites ont été posées en technologie, santé, agriculture et éducation. En outre, aucun des signataires n’a officiellement renié son engagement, y compris après la crise de 2023, ce qui témoigne de la portée stratégique reconnue à ces relations.

Pourtant, leur avenir dépendra des évolutions aussi bien intérieures qu’extérieures. Ces accords ont amorcé un modèle de partenariat élitiste, mais la paix régionale ne se décrète pas au niveau des chancelleries seulement : elle suppose de répondre aux aspirations populaires. Or, aujourd’hui, il semble clair que rien ne remplacera le règlement du conflit israélo-palestinien comme condition de stabilité. Dans l’hypothèse d’un rapprochement américano-iranien réussi, l’argument éminemment pragmatique (« l’Iran est l’ennemi ») risque de perdre de sa force, laissant exploser au grand jour les contradictions non résolues.

À l’inverse, si Téhéran reste hermétique, les monarchies du Golfe pourraient se tourner (pour des raisons économiques ou sécuritaires) vers une nouvelle apaisement régional, au détriment d’une « bulle abrahamique » centrée sur Israël. Dans tous les cas, l’extension du cercle aux autres pays arabes demeure bloquée tant que la question palestinienne ne trouvera pas de réponse satisfaisante.

Il revient donc aux acteurs régionaux de décider de l’orientation à donner à cette série d’accords : consolider les acquis en insistant sur les projets concrets (énergies renouvelables, eau, santé) utiles à tous, ou laisser le conflit reprendre le dessus. Les Accords d’Abraham ont prouvé qu’ils pouvaient survivre aux pires secousses politiques, mais ils doivent passer du registre des sigles diplomatiques à celui des réalités tangibles pour gagner la confiance durable des peuples.

Les futurs amiraux du Moyen-Orient doivent désormais prouver qu’ils sont capables de transformer cette « alliance abrahamique » en un moteur de développement à long terme, et non en simple trait de papier.

Au bout du compte, l’héritage des Accords d’Abraham reste en suspens : leur « promesse abrahamique » devra affronter encore de nombreux vents contraires. Sur le chemin de la paix, on devine qu’ils auront été comme un faisceau d’espoir naissant dans le désert : sauront-ils irriguer la terre ou bien resteront-ils un mirage diplomatique ? « La bénédiction d’Abraham sera-t-elle à portée de main, ou ce pacte restera-t-il gravé dans les sables d’un désert géopolitique encore très incertain ? »

Citations et sources