Logo Chamsin
Carte de l’accord Sykes-Picot
Carte de partage du Moyen-Orient selon l’accord Sykes-Picot (1916)

Sykes-Picot, un siècle après : faut-il encore lui reprocher les frontières du chaos ?

par Chamsin – publié le 2 juillet 2025

À l’été 1916, les diplomates britannique Mark Sykes et français François Georges-Picot tracèrent à la pointe du crayon le partitionnement du Moyen-Orient Ottoman. Une carte colorée (ci-dessus) illustre l’esprit de leur accord : la « zone bleue » (Liban, côte syrienne, partie de l’actuelle Turquie) revenait à la France, la « zone rouge » (Basse-Mésopotamie avec Bagdad et les ports d’Haïfa et d’Acre) à la Grande-Bretagne, et la Palestine devait être traitée comme une zone « internationale » sous administration paritaire franco-britannique. Ce partage secret a longtemps été jugé responsable des déchirures du Moyen-Orient. En 2016, l’AFP présentait cet « accord secret » comme ayant « scindé le Proche-Orient » et « laissé, affirment ses détracteurs, les germes de bien des problèmes de la région ». Pour autant, historiens et analystes soulignent qu’il faut nuancer ce récit. Comme le relève une étude de Michel Foucher et Telos, « la formation des frontières actuelles de l’Orient ne lui doit pas grand-chose » : la complexité du découpage ultérieur et la consolidation des États ont largement effacé les traits initiaux de Sykes-Picot.

Un découpage impérial en temps de guerre

En pleine Première Guerre mondiale, Londres et Paris cherchaient à se partager l’Empire ottoman moribond. Les négociations secrètes (nov. 1915–mai 1916) avaient été précédées de promesses contradictoires : le haut-commissaire britannique Mac-Mahon avait invité le chérif de La Mecque Hussein à mener la révolte arabe en échange d’un vaste royaume incluant la Syrie et l’Irak, tandis que les Britanniques avaient simultanément promis un « foyer national pour le peuple juif » en Palestine (déclaration Balfour, nov. 1917). L’accord Sykes-Picot de mai 1916, conclu sans les Arabes, prévoyait en fait de désosser la région : la France devait prendre sous son contrôle la « zone bleue » (côte syrienne, Liban et Cilicie turque) et la Grande-Bretagne la « zone rouge » (Mésopotamie du sud, incluant Bagdad, plus Haïfa et Acre). Entre les deux, une confédération d’États arabes sous tutelle franco-britannique était envisagée, et la Palestine (zone brune) devait être administrée internationalement.

Cette cartographie ignorait les aspirations nationales arabes : comme l’a noté l’historien James Barr, le Sykes-Picot « coupait en deux la région » promise au chérif Hussein. L’AFP cite l’historien Henry Laurens qui rappelle que, juridiquement, Sykes-Picot est « resté sur le papier » mais qu’il a eu un « impact géopolitique [qui] a résonné pendant des décennies ». En pratique toutefois, la donne changea rapidement avec la Révolution russe (1917) et l’entrée en guerre des États-Unis, puis par la diplomatie anglo-française. Ainsi, lors d’une conversation en novembre 1918, Clémenceau céda aux Britanniques la Palestine et Mossoul (riche en pétrole). En avril 1920, la conférence de San Remo ratifia les mandats : les Britanniques obtinrent la Palestine, la Transjordanie et la Mésopotamie (Irak), la France reçut la Syrie et le Liban. Ces arbitrages posèrent les bases des futurs États, mais pas nécessairement celles d’un « chaos » permanent.

Frontières d’hier et d’aujourd’hui

Plusieurs travaux récents insistent sur la distance entre la carte originelle et la réalité post-1918. D’après Michel Foucher, « moins de 700 km des tracés actuels sont directement issus des accords de 1916 », sur environ 14 000 km de frontières au Moyen-Orient. Concrètement, seuls un tronçon Jordanie–Syrie et la moitié occidentale de la frontière Irak-Syrie sont hérités de Sykes-Picot. Sur l’ensemble du pourtour, la France n’est intervenue que pour 16 % du linéaire, la Grande-Bretagne pour 26 %, tandis que les Ottomans et leurs successeurs historiques pèsent pour 29 % des tracés. Autrement dit, la plupart des frontières ont été redéfinies après-guerre par d’autres traités ou par la force (traités bilatéraux, accords frontaliers, guerres).

De fait, le nombre de lignes préexistaient à Sykes-Picot. Par exemple, le traité perse-ottoman de Zuhab (1639) avait déjà fixé la majorité de la frontière Iran-Turquie-Irak. Après 1918, les puissances coloniales et les États émergents ont ajusté les frontières au gré des conflits et des négociations. Ainsi, Israël céda l’Égypte sur le Sinaï (accord de Camp David 1979) et la Jordanie signa un traité de paix et de frontière avec Israël en 1994. La Jordanie a aussi conclu en 1975 un accord frontalier avec l’Irak, et les États du Golfe se sont mutuellement réglé leurs limites dans les années 1960–74. Même en 2016, Le Caire a troqué l’île du Tiran en Mer Rouge en échange d’un tracé de frontière avec l’Arabie saoudite. Chaque pays du Levant a donc négocié ses frontières en dehors du schéma 1916. En Syrie même, les indépendantistes contestèrent le découpage colonial (notamment les frontières libanaises) jusqu’au retrait final des Français en 1946.

Ruines de Homs
Homs, 2012 : Les ruines de la ville, symbole des guerres contemporaines au-delà de Sykes-Picot.

Dans les villes comme Homs, les ruines témoignent du chaos actuel. On imagine souvent ces décombres comme l’héritage de frontières arbitraires. En réalité, de nombreux chercheurs pointent plutôt les facteurs politiques intérieurs et régionaux. L’ouvrage 100 ans de conflit au Moyen-Orient cite l’historien Henry Laurens : les frontières héritées de Sykes-Picot ont été « largement renégociées entre 1916 et 1922 » et la carte initiale « n’a aucune ressemblance » avec la configuration actuelle. L’affaire va au-delà des lignes : l’AFP note que Sykes-Picot ne mentionne ni la création d’un État juif ni celle d’un Liban chrétien. Les États modernes n’ont donc pas purement découplé les populations des frontières dessinées en 1916 : beaucoup d’« États sans nation » (par exemple la Jordanie) ont plutôt émergé des recompositions ultérieures.

Histoire et mémoire contestées

Sur le plan symbolique, toutefois, Sykes-Picot reste un puissant narratif. Pour les nationalistes arabes ou kurdes, l’accord incarnait la « trahison » coloniale et l’échec de leurs aspirations politiques. Comme le rappelle Yves Besson (ancien diplomate), la « Grande Syrie » fut littéralement entaillée pour réaliser le Liban des chrétiens, aux dépens d’une mosaïque syrienne (alaouites, druzes, kurdes…). La révolte druze (1920–1925) contre la domination mandataire en porte encore la marque. De même, l’avenir de la Palestine fut arbitraire : les Britanniques, soucieux de garder une tête de pont méditerranéenne tout en écartant la France, firent porter le projet sioniste à une « zone brune » détachée de toute souveraineté locale. Cet imbroglio historique nourrit encore le ressentiment.

Pour certains observateurs, la symbolique du Sykes-Picot reste vivace : l’historien Jean-Paul Chagnollaud remarque que cet accord évoque aujourd’hui « une forte sensation… d’humiliation » dans la mémoire collective des peuples du Levant. Il souligne que Palestiniens et Kurdes ont été « les grands perdants de Sykes-Picot », deux divisions territoriales arbitraires imposées à des peuples, « oubliant les peuples et leurs identités », ce qui a conduit à des « États sans nation ». De même, au milieu du conflit syrien, la propagande djihadiste reprit le thème : lorsque Daech proclama le « califat » en 2014, ses miliciens se vantèrent d’« abattre le Sykes-Picot ». En réalité, observe Laurens, leurs conquêtes correspondaient en grande partie à l’ancienne « zone française » du désert syrien, renforçant ironiquement la géographie mandataire.

Des leçons pour aujourd’hui

Au total, faut-il encore « reprocher » au Sykes-Picot les tensions du XXIᵉ siècle ? La réponse des experts est nuancée. D’un côté, le récit anti-colonial reste utile à l’expression des frustrations locales : l’Agence Anadolu rappelle que, pour certains universitaires libanais, le « découpage des frontières » et le caractère colonial des nouveaux États font partie d’un « legs historique » dont on ne peut pas encore se débarrasser. En juin 2014, l’annonce du califat fut même accompagnée d’une vidéo intitulée « The end of Sykes-Picot ».

Mais d’un autre côté, nombre d’analystes estiment que l’obsession des frontières de 1916 empêche de saisir les causes réelles des crises. Ainsi Henry Laurens exhorte les nations du Proche-Orient à « arrêter de se voir comme victimes », car les frontières arbitraires ont « pourtant convenu à tout le monde ». Les dysfonctionnements actuels (gouvernances autoritaires, ingérences étrangères) ont des racines plus larges que le trait colonial. Michel Foucher met en garde contre les tentations de « remodelage généralisé » fondé sur des critères ethniques et religieux, qu’il juge aussi séduisant qu’« illusoire ». L’échec des révolutions arabes n’est pas dû à une « réalité anti-démocratique », mais à la nature « polémique » et complexe de ces sociétés. Bref, les frontières de 1916 ne peuvent être seules coupables des « États sans État » et des guerres civiles qui ont suivi.

En conclusion, Sykes-Picot reste un symbole puissant de l’ingérence coloniale. Mais un siècle plus tard, les frontières du « chaos » ne s’y réduisent pas. Celles-ci ont été démantelées, refaites et endurcies par des guerres, traités et évolutions internes. Le qualifier de « parent du chaos » peut servir à exprimer le ressentiment, mais il n’est pas l’unique explication des tensions régionales. Il nous rappelle surtout combien le Moyen-Orient a été façonné par des puissances étrangères, et combien ses peuples ont repris le pouvoir de configuration dans des circonstances souvent tragiques.

Sources