Logo
FR EN
chypre-image-courveture
Chypre, l’île qui vote sans exister
par Nicolas ERTENLICE, publié le 14 octobre 2025

Les Chypriotes s’apprêtent à voter. Sauf que… cette élection se déroule dans une entité dont le statut international n’est reconnu que par la Turquie, son voisin. Autrement dit, ce n’est pas l’acte électoral en lui-même qui pose problème, mais bien le fait qu’il ait lieu dans un territoire non reconnu par la communauté internationale.

Comment un territoire fantôme, administrativement parlant, peut-il agir comme un État souverain ?

Pour comprendre les enjeux de l’île, il faut un peu de contexte. En effet, il s’agit ici de l’île chypriote, une île unique (plus petit que la région parisienne), situé au milieu de la mer Méditerranée, dans une zone densément peuplée : d’un côté la Grèce, de l’autre la Turquie, et à quelques centaines de kilomètres les côtes syriennes, libanaises et israéliennes, là où un conflit d’ampleur perdure.

Depuis l’Antiquité, durant la période hellénistique jusqu’à l’époque romaine, cette île charnière a toujours été un carrefour stratégique, économique, culturel et identitaire. Sous contrôle ottoman, l’enjeu devient également identitaire : au-delà du contrôle du Levant, reliant Istanbul à l’Égypte, la « turquification » de l’île s’impose face aux populations grecques déjà installées depuis deux millénaires.

L’île reste cependant à majorité chrétienne, notamment depuis Richard Cœur de Lion, qui décida de conquérir Chypre lors de la Troisième croisade. Il vendit d’abord l’île aux Templiers, puis aux Lusignan, une dynastie d’origine française jouant un rôle majeur durant les croisades. Cette dynastie instaure un royaume franc sur l’île, mais peine à rester stable, avant que Chypre ne soit vendue à Venise, puis conquise par les Ottomans en 1570 sous Lala Mustafa Pacha, avec le soutien ponctuel des Grecs orthodoxes, lassés des politiques théocratiques et aristocratiques vénitiennes.

En 1571, Chypre devient un eyalet (province) ottoman, jusqu’en 1878. Cette année marque le déclin de l’Empire ottoman : le sultan Abdülhamid II est contraint de louer l’île aux Britanniques, avant qu’elle ne passe totalement sous leur contrôle après la disparition de l’Empire ottoman et la création de la République de Turquie par le traité de Lausanne (1923). Chypre figure comme un archipel annexé par la Turquie, selon l’article 20 du Traité de Lausanne et revendique son indépendance, seulement en 1960.

Sous administration britannique, l’île reste mal gouvernée et peu considérée depuis Londres. Cela pousse progressivement à l’émergence de mouvements indépendantistes. Cependant, l’héritage ottoman a profondément modifié la démographie : la population turque s’est implantée durablement. Deux courants émergent alors : le mouvement Enosis, favorable à un rattachement à la Grèce, et le mouvement Taksim, prônant une partition et une indépendance turque.

Les tensions s’intensifient dès les années 1950 : des massacres et discriminations éclatent entre communautés

Après les violences de 1963-1964, l’ONU déploie alors la Force des Nations unies chargée du maintien de la paix à Chypre (UNFICYP), tandis que les Britanniques tentent d’éviter une insurrection généralisée

Du côté turc, de nombreux habitants appellent Ankara à intervenir. Le gouvernement turc, alors dominé par la gauche kémaliste, réagit avec méfiance aux mesures grecques. Peu après l’indépendance, les insurrections provoquent l’intervention militaire turque en 1974. À la suite de l’intervention militaire turque de 1974, l’indépendance de la République turque de Chypre du Nord n’est proclamée que le 15 novembre 1983.

Une déclaration immédiatement condamnée par la résolution 541 du Conseil de sécurité de l’ONU, et toujours reconnue uniquement par la Turquie.

Malgré tout, le territoire dispose de ses institutions : une assemblée, une justice, une monnaie (la livre turque) et une économie propre. Le SMIC y est environ le double de celui de la Turquie. Le pays attire de nombreux étudiants étrangers grâce à ses universités (Eastern Mediterranean University, Near East University, Cyprus International University) et à son tourisme, son immobilier et ses ressources pétrolières.

Une union encore lointaine

Le sujet reste extrêmement sensible, tant du côté grec que turc. Le sud de l’île, membre de l’Union européenne, offre une qualité de vie bien supérieure au nord contrôlé par les Turcs, même si les écarts se réduisent. Le SMIC dans le nord équivaut à environ 1 000 €, soit 51 000 livres turques (cours d’octobre 2025). En 2004, le Plan Annan de l’ONU proposait une réunification, mais il fut rejeté par les Chypriotes grecs. Les Turcs chypriotes, longtemps isolés, y voyaient pourtant une ouverture vers le monde et une reconnaissance internationale. Les Grecs, eux, craignaient une restitution foncière injuste et la légitimation des déplacements de 1974.

Les enjeux contemporains

Depuis les années 2010, Chypre est devenue riche en ressources naturelles, notamment en gaz. Le gisement Aphrodite, découvert en 2011 dans le bloc 12, contiendrait environ 5,6 trillions de pieds cubes (Tcf) de gaz naturel, faisant de l’île un acteur énergétique potentiel majeur en Méditerranée orientale.

C’est pourquoi la Turquie joue un rôle clé en soutenant le nord, au prix de rivalités régionales avec la Grèce et d’un rejet du droit maritime international, Ankara n’étant pas signataire de la Convention de Montego Bay (1982).

Une élection à haute tension

Le 19 octobre 2025 aura lieu l’élection présidentielle en République turque de Chypre du Nord, officiellement non reconnue par l’ONU.

Huit candidats s’affrontent, mais deux dominent :

Ersin Tatar, président sortant, figure du camp loyaliste et nationaliste turc, du parti UBP, héritier du « père fondateur » version chypriote turque (Rauf Denktaş), prônant deux États souverains.

● Le candidat social-démocrate de l’opposition, Tufan Erhüman, du parti CTP, favorable à un rapprochement avec le sud et préoccupé par le pouvoir d’achat, dans un contexte d’inflation liée à la livre turque.

CC Anadolu Ajansi (AA), Crédit photo : Anadolu Ajansı
Le président chypriote turc Ersin Tatar lors d’un rassemblement à Nicosie, où les partis de la coalition gouvernementale ont annoncé leur soutien à sa réélection.

Les sondages sont serrés : selon GENAR, 59 % des électeurs soutiennent le principe de deux États, mais seulement 41,8 % se disent favorables à Tatar, talonné par son opposant.

Il peut s’expliquer par 2 raisons. La première, qui reste cohérente, est sur le fiscal. En effet, bien que le candidat de l’opposition soit hostile au système mise en place, nombreux sont ceux qui le voient comme un « recours » face à la crise économique en Turquie qui touche aussi l’île et donc le pouvoir d’achat.

C’est aussi pour cela qu’il appuie son slogan de campagne électorale par le mot « Çözüm » qui signifie solution.

Ensuite, ce qui semble aussi moins évident mais qui reflète une réalité : le nombre de candidats loyalistes qui permettent une scission.

On a notamment une autre candidate, davantage nationaliste mais à tendance panturquiste, davantage « ultranationaliste » qui reprendrait les termes de « 2 États, 1 nation » pour la Turquie et l’Azerbaïdjan en exprimant cette fois-ci « 3 États, 1 nation », incluant de fait Chypre du Nord au slogan ultra nationaliste.

Sources