
L’eau au Moyen-Orient : entre trésor vital et arme de guerre
Au cœur de cette région qui a vu naître les premières civilisations, l’eau demeure aujourd’hui l’enjeu géopolitique le plus brûlant du Moyen-Orient. Entre les montagnes d’Anatolie où naissent le Tigre et l’Euphrate, et les déserts arabiques où chaque goutte compte, se dessine une géographie de tensions où la Turquie, l’Irak, l’Iran et Israël s’affrontent autour de cette ressource devenue plus précieuse que l’or noir.
La région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord concentre aujourd’hui huit des dix pays les plus touchés par le stress hydrique au monde. Cette réalité dramatique transforme progressivement l’eau en instrument de pouvoir, capable de faire plier des nations entières et de redessiner les équilibres régionaux. Dans cette partie du monde où la disponibilité annuelle moyenne par habitant ne dépasse pas 480 mètres cubes (contre 5 500 à l’échelle mondiale), chaque barrage devient une forteresse, chaque canal une frontière.
L’hydrohégémonie turque ou l’art de tenir le robinet régional
La position géographique de la Turquie lui confère un avantage stratégique considérable dans cette bataille pour l’eau. Les sources du Tigre et de l’Euphrate prennent naissance dans les montagnes anatoliennes, transformant Ankara en véritable « château d’eau » du Moyen-Orient. Cette situation privilégiée a permis à la Turquie de développer depuis les années 1960 le projet GAP (Güneydoğu Anadolu Projesi), un programme pharaonique de construction de 22 barrages et 19 centrales hydroélectriques.
Le barrage Atatürk, pierre angulaire de ce projet, incarne parfaitement cette stratégie d’hydrohégémonie. Il régule artificiellement le débit de l’Euphrate, réduisant de 37 % le volume d’eau qui pénètre en territoire syrien. Plus récemment, le barrage d’Ilisu sur le Tigre, mis en service en 2020, a provoqué des tensions majeures avec l’Irak. Lors de son remplissage en 2018, cette infrastructure a retenu 4 milliards de mètres cubes d’eau, plongeant l’Irak dans une crise hydrique sans précédent qui a déclenché des émeutes de la soif à Bassorah.
Cette gestion unilatérale de la ressource hydrique s’apparente à ce que les experts nomment « l’hydropolitique hégémonique ». La Turquie refuse de reconnaître le statut de cours d’eau internationaux au Tigre et à l’Euphrate, s’évitant ainsi des contraintes juridiques. Cette position permet à Ankara d’utiliser l’eau comme un levier diplomatique puissant, capable de faire pression sur ses voisins méridionaux en cas de tensions politiques.
L’Irak, victime de l’étau hydrique turco-iranien
L’Irak subit de plein fouet cette politique de rétention hydraulique. Coincé en position d’aval, le pays de Mésopotamie voit ses réserves d’eau s’amenuiser dangereusement. En 2025, les autorités irakiennes ont annoncé que les réserves nationales atteignaient leur niveau le plus bas depuis 80 ans, contraignant le gouvernement à limiter drastiquement les surfaces agricoles irriguées.
Cette situation critique résulte d’une double pression exercée par la Turquie et l’Iran. Si la première contrôle les sources du Tigre et de l’Euphrate, la seconde a développé sa propre stratégie de barrages sur les affluents transfrontaliers. Le barrage iranien de Kolsa, construit en 2017 sur le Petit Zab, a provoqué une chute de 80 % du débit de cette rivière qui alimente la région kurde irakienne. Cette politique coordonnée de rétention hydraulique transforme l’Irak en otage de ses voisins.
Les conséquences humanitaires sont dramatiques. Dans la province de Bassorah, la salinité des eaux a atteint des niveaux record, rendant l’eau impropre à la consommation et détruisant les écosystèmes locaux. Les agriculteurs irakiens, privés d’irrigation, abandonnent massivement leurs terres, provoquant un exode rural qui déstabilise l’équilibre social du pays. Quatre millions de personnes sont aujourd’hui directement impactées par cette pénurie hydrique dans la seule région du Kurdistan irakien.
L’Iran, puissance hydraulique émergente
L’Iran développe sa propre stratégie d’influence hydraulique, particulièrement visible dans ses relations avec l’Irak. Confronté lui-même à des épisodes de sécheresse sévère, Téhéran a entrepris la construction de multiples barrages sur les cours d’eau transfrontaliers pour sécuriser ses propres approvisionnements. Cette approche pragmatique transforme l’Iran en acteur majeur de la géopolitique de l’eau régionale.
Le cas du bassin du Petit Zab illustre cette stratégie : malgré les protestations irakiennes, l’Iran a achevé en 2017 le barrage de Kolsa, réduisant drastiquement le débit de cette rivière vitale pour les populations kurdes d’Irak. Cette politique s’inscrit dans une logique de sécurisation des ressources nationales face aux défis climatiques croissants.
Les autorités iraniennes justifient ces aménagements par la nécessité de préserver leurs propres ressources hydriques face à la sécheresse. Cette approche nationaliste de la gestion de l’eau reflète une tendance générale au Moyen-Orient, où chaque État privilégie ses intérêts immédiats au détriment de la coopération régionale.
Israël, laboratoire de l’innovation hydraulique
Dans ce paysage régional marqué par la pénurie, Israël a développé une approche radicalement différente, transformant sa faiblesse hydrique initiale en avantage technologique. Disposant de seulement 300 mètres cubes d’eau par habitant et par an, l’État hébreu a révolutionné sa gestion hydraulique en s’appuyant sur l’innovation et une politique intégrée de l’eau.
Cette transformation repose sur trois piliers : le dessalement massif de l’eau de mer, le recyclage poussé des eaux usées et l’agriculture de précision. Israël tire aujourd’hui plus de 50 % de son eau potable du dessalement, une performance unique au monde qui lui confère une relative indépendance hydraulique. Cette révolution technologique contraste avec la gestion traditionnelle pratiquée par ses voisins arabes.
Cependant, cette réussite technique ne doit pas masquer les aspects géopolitiques de la stratégie hydraulique israélienne. Depuis 1967, Israël contrôle les principales ressources hydriques des territoires palestiniens, notamment les nappes phréatiques de Cisjordanie qui fournissent 25 à 30 % de l’eau consommée par Israël. Cette mainmise sur les ressources hydrauliques palestiniennes s’inscrit dans une logique de contrôle territorial qui dépasse la simple gestion technique de l’eau.
Les barrages, nouvelles armes de destruction massive
Dans ce contexte régional tendu, les infrastructures hydrauliques se transforment progressivement en armes géopolitiques. L’histoire récente du Moyen-Orient regorge d’exemples où l’eau a été utilisée comme instrument de pression politique. En 1991, les forces alliées ont demandé à la Turquie de couper l’approvisionnement en eau de l’Irak via le barrage Atatürk, démontrant le potentiel militaire de ces infrastructures.
Plus récemment, la Turquie a réduit drastiquement le débit de l’Euphrate vers la Syrie, provoquant une crise humanitaire majeure dans les territoires contrôlés par les Forces démocratiques syriennes. Cette « guerre de l’eau » a contraint l’arrêt de plusieurs centrales hydroélectriques syriennes et menacé l’approvisionnement de cinq millions de personnes.
Ces pratiques s’apparentent à ce que les juristes internationaux qualifient de « crimes de guerre liés à l’eau ». L’utilisation de l’eau comme arme de guerre constitue une violation flagrante du droit international humanitaire, mais reste largement impunie dans un contexte régional où la force prime souvent sur le droit.
Vers une diplomatie de l’eau ou l’escalade des tensions ?
Face à ces défis croissants, deux scénarios s’esquissent pour l’avenir de la région. Le premier mise sur le développement d’une « hydro-diplomatie » capable de transformer la contrainte hydrique en opportunité de coopération. Cette approche suppose la mise en place d’accords transfrontaliers contraignants et la création d’organismes de bassin chargés de gérer collectivement les ressources hydriques partagées.
Quelques initiatives encourageantes émergent, comme les tentatives de dialogue autour du bassin de la Medjerda entre la Tunisie et l’Algérie. Ces expériences démontrent qu’une gestion concertée de l’eau reste possible, même dans un contexte régional conflictuel. Cependant, ces initiatives restent marginales face à l’ampleur des défis régionaux.
Le second scénario, malheureusement plus probable, voit l’aggravation des tensions hydrauliques dans un contexte de réchauffement climatique accéléré. La région du Moyen-Orient connaît un réchauffement deux fois supérieur à la moyenne mondiale, exacerbant la rareté de l’eau et multipliant les occasions de conflit. Cette dégradation climatique pourrait transformer les actuelles tensions hydrauliques en véritables guerres de l’eau.
- Les clés du Moyen-Orient – L’eau au Moyen-Orient
- France Culture – La bataille de l'eau entre la Turquie et l'Irak
- Abdul Latif Jameel – La crise de l'eau au Moyen-Orient
- Banque mondiale – Préserver les ressources en eau pour demain au Moyen-Orient et en Afrique du Nord
- Initiatives Fleuves – Au Moyen-Orient, les fleuves au cœur de l'actualité géopolitique
- Le Petit Journal – Ressources en eau : l'or bleu en Turquie au cœur des enjeux géopolitiques
- Times of Israel – Irak : les réserves d'eau au plus bas depuis 80 ans