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Les milices du Moyen-Orient : géographie armée d’une région fracturée

par Chamsin, publié le 31 juillet 2025

La géographie des milices au Moyen-Orient révèle une réalité complexe où les frontières étatiques s'effacent devant les logiques communautaires, idéologiques et géopolitiques. Cette prolifération de groupes armés non étatiques témoigne de l'affaiblissement des structures étatiques traditionnelles et de l'émergence de nouveaux acteurs qui redessinent la carte politique régionale.Le phénomène milicien comme symptôme d'une fragmentation régionale Depuis les révoltes arabes de 2011, le Moyen-Orient connaît une multiplication sans précédent des groupes armés. Au plus fort de la révolution syrienne, pas moins de 5546 groupes armés furent identifiés sur les lignes de front segmentant le pays. Cette fragmentation n'est pas le fruit du hasard mais résulte d'un long continuum de revers historiques qui ont progressivement discrédité le paradigme de l'État-nation dans le monde arabe. Ces milices émergent dans un contexte de délitement des institutions étatiques, exploitant les vides sécuritaires et identitaires pour s'imposer comme acteurs incontournables. L'instrumentalisation de ces groupes par les puissances régionales transforme ces milices en véritables proxies géopolitiques. L'Iran développe ainsi un réseau sophistiqué d'influence s'étendant de la Méditerranée à l'océan Indien, utilisant les solidarités confessionnelles chiites pour construire son "axe de la résistance". Cette stratégie de guerre par procuration permet à Téhéran de projeter sa puissance sans engagement direct, tout en maintenant un déni plausible face aux accusations occidentales.

Les milices irakiennes : laboratoire du système milicien pro-iranien

L'Irak constitue le terrain d'expérimentation privilégié de l'influence iranienne par procuration. Les Forces de mobilisation populaire (Hachd al-Chaabi), créées en juin 2014 après l'appel du grand ayatollah Ali al-Sistani contre l'État islamique, rassemblent aujourd'hui plus de 150000 combattants. Cette coalition hétéroclite regroupe des factions aux orientations diverses : sistanistes attachés à un chiisme irakien, khaménistes fidèles à Téhéran, et sadristes oscillant entre nationalisme irakien et résistance anti-américaine. L'Organisation Badr, fer de lance de ce dispositif, illustre parfaitement cette stratégie d'ancrage étatique d'une milice pro-iranienne. Créée en Iran en 1982 par le régime des mollahs, elle participe à la guerre contre Saddam Hussein avant de s'installer définitivement en Irak en 2003.Son leader, Hadi al-Ameri, ancien ministre des Transports, symbolise cette capacité des milices à investir les structures étatiques tout en préservant leur autonomie opérationnelle. Avec ses 20000 combattants, l'Organisation Badr contrôle des pans entiers de l'appareil sécuritaire irakien, transformant l'État en caisse de résonance de l'influence iranienne. Les Kataeb Hezbollah représentent la facette la plus radicale de cette galaxie milicienne. Fondées en 2003 par Abou Mahdi al-Mouhandis, elles reçoivent armes, fonds et entraînement directement de la Force Al-Qods iranienne. Leur idéologie repose sur l'expulsion des forces américaines d'Irak et l'établissement d'un État islamique chiite calqué sur le modèle iranien. Depuis 2019, elles mènent une campagne systématique d'attaques contre les bases américaines en Irak et en Syrie, illustrant leur fonction de bras armé de la politique iranienne de déstabilisation. Asaïb Ahl al-Haq, née d'une scission de l'Armée du Mahdi en 2006, incarne cette même dynamique d'instrumentalisation. Son fondateur Qais al-Khazali, recruté personnellement par les Gardiens de la révolution, dirige aujourd'hui une organisation de plus de 10000 combattants. Le groupe adhère explicitement à l'idéologie de la république islamique d'Iran et vise l'instauration d'un gouvernement islamique chiite fondé sur le Velayat-e faqih. Les Brigades de la paix (Saraya al-Salam) de Moqtada al-Sadr occupent une position particulière dans ce paysage. Héritières de l'Armée du Mahdi, elles tentent de concilier allégeance chiite et nationalisme irakien. Leurs 10000 à 50000 combattants reflètent cette tension entre autonomie locale et influence iranienne, Sadr cherchant à jouer un rôle nationaliste pour s'éloigner du contrôle de Téhéran.

Le Hezbollah libanais : modèle d'intégration politico-militaire

Le Hezbollah constitue le prototype achevé de l'organisation milicienne moderne, combinant dimension militaire, engagement politique et réseau social. Créé en 1985 sous l'égide des Gardiens de la révolution iraniens, le "Parti de Dieu" s'impose progressivement comme l'acteur politique dominant de la communauté chiite libanaise. Son idéologie repose sur le khomeinisme et le principe du Velayat-e faqih, qui instaure la primauté des théologiens sur la communauté. La force du Hezbollah réside dans sa capacité à articuler résistance armée et intégration institutionnelle. Sa charte de 2009 abandonne officiellement le projet d'État islamique au Liban pour se recentrer sur la résistance à Israël et la participation au système politique libanais.Cette évolution stratégique lui permet de conserver ses armes tout en légitimant sa présence dans les institutions. Ses 3000 à 4000 combattants constituent la force militaire non étatique la plus sophistiquée de la région, capable de tenir tête à l'armée israélienne lors des conflits de 2006 et 2024. L'organisation développe parallèlement un véritable État dans l'État au Sud-Liban et dans la Békaa. Ses réseaux d'écoles, d'hôpitaux et de services sociaux créent une "société de la résistance" (mujtama' al-muqawama) qui légitime son action armée. Cette stratégie d'influence repose sur la création d'une umma combattante protégée et soutenue par des structures civiles, transformant la population en base arrière de la guérilla.

Les milices syriennes : fragmentation et recomposition du paysage rebelle

La guerre civile syrienne révèle la complexité du phénomène milicien dans un contexte de conflit prolongé. L'Armée syrienne libre, créée en juillet 2011, rassemble initialement plusieurs dizaines de factions nationalistes et démocratiques opposées au régime de Bachar el-Assad. Toutefois, cette coalition hétéroclite cède progressivement du terrain face aux groupes islamistes mieux organisés et financés. Hayat Tahrir al-Cham (HTC), dirigée par Abou Mohamed al-Joulani, illustre cette évolution vers l'islamisation de la rébellion. Née de multiples scissions et recompositions, HTC parvient à unifier une partie des factions rebelles autour d'un projet salafiste modéré, abandonnant progressivement les références djihadistes pour adopter un discours plus pragmatique. Cette stratégie de "dégagement" vis-à-vis d'Al-Qaïda et de l'État islamique lui permet de s'imposer comme l'acteur dominant dans le gouvernorat d'Idlib. Du côté loyaliste, le régime syrien s'appuie massivement sur des milices chiites étrangères pour suppléer les défaillances de son armée régulière. Plus de 50000 combattants issus de diverses nationalités (irakiens, libanais, afghans, pakistanais) sont déployés en Syrie sous coordination iranienne. Ces Forces de défense nationale, formées par les Gardiens de la révolution, compensent l'épuisement de la minorité alaouite qui constituait le socle du régime. Les Houthis yéménites : tribalisme et idéologie révolutionnaire Les Houthis (Ansar Allah) représentent une synthèse originale entre identité tribale zaïdite et idéologie révolutionnaire iranienne. Issus du Forum des jeunes croyants créé en 1992, ils émergent comme force politico-militaire après l'assassinat de leur fondateur Hussein al-Houthi en 2004. Leur mouvement s'enracine dans les griefs historiques de la communauté zaïdite, marginalisée depuis l'unification yéménite de 1990 et menacée par la diffusion du salafisme saoudien. Leur idéologie mélange nostalgie de l'imamat zaïdite historique et rhétorique anti-impérialiste contemporaine. Leur slogan emblématique "Dieu est plus grand, mort à l'Amérique, mort à Israël, malédiction aux Juifs, victoire à l'Islam" traduit cette fusion entre particularisme zaïdite et solidarité avec l'axe de la résistance iranien. Depuis leur prise de Sanaa en 2014, ils contrôlent une grande partie du Yémen et mènent une guerre asymétrique contre la coalition saoudienne. Leur capacité de nuisance maritime en mer Rouge depuis octobre 2023 illustre leur intégration croissante dans la stratégie iranienne de guerre par procuration. Leurs attaques contre la navigation commerciale perturbent les échanges mondiaux et démontrent leur évolution d'une milice locale vers un acteur géopolitique régional.

Le Hamas et les factions palestiniennes : nationalisme et islamisme

Le mouvement islamiste palestinien Hamas développe depuis sa création en 1987 une stratégie combinant résistance armée et gouvernance civile. Ses Brigades Izz al-Din al-Qassam, forte de 20000 à 25000 combattants, constituent la principale force militaire de Gaza. L'organisation tire son nom d'un prédicateur palestinien des années 1930, symbole de la résistance anti-coloniale. L'objectif déclaré du Hamas reste la libération de l'ensemble de la Palestine historique et l'établissement d'un État islamique, impliquant la destruction d'Israël. Toutefois, ses dirigeants acceptent tactiquement la création d'un État palestinien dans les frontières de 1967, illustrant leur pragmatisme politique. Cette dualité entre maximalisme idéologique et réalisme tactique caractérise l'évolution du mouvement depuis sa prise de contrôle de Gaza en 2007. Les brigades développent progressivement des capacités militaires sophistiquées, passant des attentats suicides des années 1990-2000 à une force militaire semi-conventionnelle capable de défis prolongés face à l'armée israélienne. Leur arsenal de roquettes, mortiers et tunnels transforme Gaza en véritable forteresse urbaine, démontrant leur adaptation aux contraintes du blocus israélien. D'autres factions palestiniennes complètent ce paysage : le Jihad islamique palestinien, plus radical et totalement aligné sur l'Iran, le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) d'obédience marxiste-léniniste, ou encore les Brigades des martyrs d'al-Aqsa liées au Fatah.Ces groupes illustrent la fragmentation du mouvement national palestinien entre logiques séculières et islamistes, nationalistes et internationalistes.

Les milices kurdes : entre autonomie et alliances tactiques

Les forces armées kurdes constituent un cas particulier dans le paysage milicien moyen-oriental, articulant revendications nationales et alliances géopolitiques conjoncturelles. Les Peshmergas du Kurdistan irakien, forte de 410000 hommes, bénéficient d'un statut quasi-étatique depuis l'autonomie acquise en 1991. Leur légitimité repose sur la défense du territoire kurde face aux menaces externes, particulièrement l'État islamique. En Syrie, les Unités de protection du peuple (YPG) émergent en 2011 comme force d'autodéfense kurde face à la guerre civile. Proche du PKK turc, cette organisation de 75000 à 90000 combattants s'impose progressivement comme l'interlocuteur privilégié de la coalition anti-Daesh. Leur idéologie combine nationalisme kurde et socialisme démocratique inspiré de l'idéologue du PKK Abdullah Öcalan. Cette alliance avec les États-Unis place les YPG en contradiction directe avec la Turquie, qui les considère comme une extension terroriste du PKK. Les opérations militaires turques de 2018 et 2019 visent explicitement à briser la continuité territoriale kurde le long de la frontière, illustrant les limites géopolitiques de l'autonomisme kurde. L'Armée nationale syrienne, coalition de milices arabes pro-turques, mène depuis 2018 une campagne de nettoyage ethnique dans les zones kurdes d'Afrin, déplaçant près de 300000 civils.

Les milices libyennes : économie de guerre et fragmentation étatique

La Libye post-Kadhafi illustre parfaitement la décomposition milicienne d'un État défaillant.Plus de 110 groupes armés se disputent le contrôle du territoire entre les gouvernements rivaux de Tripoli et de Tobrouk. Cette fragmentation reflète les clivages tribaux, régionaux et idéologiques qui traversent la société libyenne depuis la révolution de 2011. À l'ouest, des milices comme la Brigade 444 et la Force al-Radaa contrôlent de facto la capitale Tripoli. La première, liée au ministère de la Défense, bénéficie d'un soutien populaire relatif grâce à son professionnalisme dans la lutte anti-criminalité. La seconde, milice religieuse autonome, contrôle l'aéroport international et mène des arrestations arbitraires contre opposants politiques et activistes. À l'est, le groupe Tariq Ben Zeyad, dirigé par Saddam Haftar (fils du maréchal Khalifa Haftar), impose sa loi par la terreur. Composé d'anciens soldats kadhafistes et de combattants tribaux, ce groupe se livre systématiquement à des violations des droits humains : meurtres, tortures, disparitions forcées, viols et déplacements de population. Ces exactions visent à éliminer toute opposition aux Forces armées arabes libyennes et à consolider le contrôle territorial du clan Haftar.

Les milices du Golfe : stratégies de projection et proxies régionaux

Les monarchies du Golfe développent leurs propres réseaux miliciens pour projeter leur influence régionale. Les Émirats arabes unis s'appuient particulièrement sur des milices séparatistes au Yémen, en Libye et au Soudan. Au Yémen, Abou Dhabi soutient le Conseil de transition du Sud (STC) contre le gouvernement de Hadi reconnu internationalement. Cette stratégie vise à contrôler les ports stratégiques yéménites (Aden, Moukalla, Balhaf) indépendamment du pouvoir central de Sanaa. En Libye orientale, les Émirats arment et financent les forces du maréchal Haftar depuis 2014, transformant la guerre civile libyenne en conflit par procuration. Cette intervention vise à contrer l'influence des Frères musulmans et à sécuriser les approvisionnements énergétiques émiratis. Les milices des "Brigades des Géants" au Yémen utilisent ainsi des armes belges fournies par Abou Dhabi, illustrant les chaînes d'approvisionnement complexes de ces conflits. L'Arabie saoudite privilégie une approche plus directe mais s'appuie également sur des proxies locaux. Au Yémen, Riad finance diverses milices tribales sunnites contre les Houthis, sans parvenir à créer une force cohérente capable de rivaliser avec Ansar Allah. Cette fragmentation des alliés saoudiens explique largement l'enlisement du conflit yéménite depuis 2015.

Les milices du Sinaï et les Bédouins : marginalisation et radicalisation

La péninsule du Sinaï révèle comment la marginalisation étatique peut alimenter l'émergence de groupes armés radicaux. Les tribus bédouines, représentant les deux tiers des 600000 habitants de la péninsule, subissent une discrimination systématique de la part du pouvoir central cairote. Privés d'accès aux emplois publics, militaires et touristiques, beaucoup se tournent vers la contrebande et, depuis 2011, vers l'activisme armé. La "Province du Sinaï", branche locale de l'État islamique, exploite ces grievances pour s'enraciner dans la population bédouine. L'insurrection qui débute en 2011 se nourrit de l'effondrement du système de sécurité égyptien et de la brutalité de la répression gouvernementale. Le massacre de la mosquée de Bir al-Abed en novembre 2017 (311 morts) illustre la capacité de nuisance acquise par ces groupes face à une armée égyptienne dépassée. Cette radicalisation témoigne de l'échec des politiques d'intégration nationale dans des périphéries longtemps négligées. L'armée égyptienne, forte d'un demi-million d'hommes, peine à venir à bout d'un millier d'insurgés bénéficiant du soutien passif d'une population aliénée. Cette situation illustre les limites de l'approche purement sécuritaire face à des rébellions enracinées socialement. Les milices jordaniennes et la sécurisation frontalière La Jordanie développe une approche différente du phénomène milicien, s'appuyant sur ses forces de sécurité professionnelles plutôt que sur des groupes armés supplétifs. Les Forces de gendarmerie jordanienne, créées en 2008 sur le modèle français, comptent 17000 hommes chargés du maintien de l'ordre et de la lutte antiterroriste. Cette professionnalisation vise à éviter la milicianisation observée dans les pays voisins. Toutefois, le royaume doit faire face à l'infiltration de cellules liées aux Frères musulmans et entraînées au Liban. L'arrestation en 2024 de 16 suspects accusés de préparer des attaques à l'aide de roquettes et de drones révèle la porosité des frontières face aux réseaux miliciens régionaux. Cette menace illustre les défis sécuritaires auxquels font face les États "îlots de stabilité" dans un environnement régional déstabilisé. La frontière syro-jordanienne constitue un point de friction particulier, avec des tentatives régulières d'infiltration par des milices pro-iraniennes impliquées dans le trafic de drogue (captagon). Ces réseaux, liés au Hezbollah et à la quatrième division syrienne, utilisent le trafic pour financer leurs activités et déstabiliser les pays voisins.

Point final au fil directeur de l'article

Cette géographie des milices moyen-orientales révèle une transformation profonde de l'ordre régional, où les frontières étatiques s'effritent face aux solidarités communautaires et aux stratégies de puissance par procuration. Ces groupes armés ne constituent pas de simples appendices des États régionaux mais deviennent des acteurs autonomes capables de peser sur l'évolution géopolitique de la région. Leur prolifération témoigne de l'inadaptation des structures étatiques héritées de la période coloniale face aux défis contemporains de gouvernance et de légitimité. Comme l'écrivait l'historien Ibn Khaldoun, théoricien de l'al-Asabiyyah (solidarité combattante), une alliance sous sa forme la plus épurée constitue "un État sans État". Cette prescience médiévale éclaire d'un jour nouveau la réalité contemporaine d'un Moyen-Orient où les milices incarnent parfois mieux que les gouvernements officiels les aspirations et les craintes de leurs communautés respectives. Telles des constellations guerrières dans un ciel politique fragmenté, elles redessinent silencieusement la carte d'un Orient éternel et pourtant perpétuellement réinventé par les soubresauts de l'histoire.


Sources