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L’Empire des Gardiens : L’ombre qui façonne l’Iran
par Siddharth Lecourt, publié le 14 septembre 2025

Le 11 février 1979, après des mois de manifestations et de tensions, le Shah d’Iran Mohammad Reza Pahlavi fuit Téhéran, ouvrant la voie à la victoire de la Révolution islamique menée par l’ayatollah Rouhollah Khomeini. Mais dans la frénésie des jours qui suivent, un acteur clé émerge de l’ombre. Ce n’est pas l’armée ou les milices populaires qui capturent véritablement l’avenir du pays, mais une organisation fondée par Khomeini ; les Gardiens de la Révolution (Pasdaran), officiellement le Corps des Gardiens de la Révolution Islamique (CGRI). Leur mission : protéger la révolution, mais leur pouvoir s’étendra bien au-delà de cette fonction.

Les origines (1979)

L’Iran, plongé dans un tourbillon d’incertitude politique, avec des tensions internes entre différentes factions révolutionnaires et des menaces extérieures, en particulier de la part des puissances occidentales et de l’Irak voisin, avait un besoin indispensable d’une force armée entièrement dévouée à la révolution islamique.

La Révolution iranienne n’a pas seulement renversé un régime autoritaire, mais a également laissé un vide de pouvoir militaire et politique qui devait rapidement être comblé pour éviter toute instabilité. Selon lui, Khomeini n’avait d’autre choix que de s’appuyer sur une force idéologique pour garantir la pérennité de la révolution. L’armée impériale, ancienne institution clé sous le Shah, était vue comme potentiellement infidèle et corrompue. En conséquence, les Gardiens ont été créés pour garantir une unité idéologique et politique au sein du pays.

L’hostilité des puissances occidentales, en particulier des Etats-Unis, a également joué un rôle majeur dans leur création. L’occupation de l’ambassade américaine à Téhéran par des étudiants iraniens (4 novembre 1979 – 20 janvier 1981), qui a vu la prise d’otages de 52 diplomates, a marqué un tournant décisif dans la politique iranienne. Cette crise diplomatique a accéléré la volonté de Khomeini de consolider son pouvoir en créant une force de défense exclusivement révolutionnaire, loin des influences étrangères.

La structuration des Gardiens de la Révolution était indissociable de l’influence directe de Khomeini et de ses alliés au sein de la révolution. Les premiers membres fondateurs étaient souvent des militants révolutionnaires de premier plan, souvent issus des quartiers populaires et des groupes islamistes radicaux. Ces hommes étaient pleinement engagés dans la cause révolutionnaire et avaient une loyauté sans faille envers Khomeini et ses principes. Ali Khamenei (actuel Guide Suprême d’Iran) a joué un rôle essentiel dans la structuration initiale des Gardiens, en tant que défenseur des principes islamiques et de l'orthodoxie révolutionnaire. Hossein Ali Montazeri, qui fut l’un des principaux conseillers de Khomeini, a également contribué à la formulation des bases théoriques du rôle des Gardiens dans la préservation de l’État islamique. Montazeri a insisté sur l'importance de maintenir un contrôle strict sur l'armée, en préconisant une séparation entre une force de défense populaire et les anciennes structures militaires issues du régime du Shah.

Dans ce contexte, la mission des Gardiens était claire : protéger le régime contre toute tentative de coup d’État, mais aussi de surveiller les rivaux internes, y compris les communistes, les libéraux et les modérés. Ces derniers, bien qu’ayant participé au renversement du Shah, n'étaient pas en phase avec les idéaux islamistes radicalement prônés par Khomeini. Cette orientation idéologique était d’ailleurs reflétée dans la structure même des Gardiens, qui étaient formés par des individus prêts à sacrifier leur vie pour la cause islamique, loin des tentations politiques et économiques des anciens régimes.

La guerre Iran-Irak (1980-1988)

Profitant de l’instabilité politique iranienne, le dirigeant irakien Saddam Hussein envahit l’Iran le 22 septembre 1980, espérant renverser rapidement le régime chiite naissant. Cependant, la réponse iranienne est marquée par la mobilisation de ses nouvelles forces révolutionnaires : le CGRI. En raison des purges sévères dans l’armée régulière, les Pasdaran deviennent rapidement l’instrument privilégié pour défendre le régime.

Au-delà de son rôle défensif, la guerre forge l’identité idéologique et militaire des Gardiens. Le CGRI ne se contente pas de défendre les frontières de l’Iran ; il commence à jouer un rôle offensif, en lançant des contre-attaques audacieuses sur le sol irakien comme lors de l’opération Kheibar de 1984. Leurs tactiques ont souvent été imprévisibles, parfois sacrificielles, mais toujours guidées par une forte motivation idéologique. L'usage massif des « volontaires martyrs », ou chahed, et des tactiques de guerre asymétrique, ont marqué l’identité des Gardiens pendant ce conflit.

La guerre leur a permis d’émerger comme la principale force militaire, avec une loyauté directe envers Khomeini. Les années de conflit ont été cruciales pour les forger en une entité puissante non seulement sur le plan militaire, mais aussi en tant qu’acteur politique clé, défiant les forces modérées au sein du gouvernement iranien.

La consolidation du pouvoir (1990-2000)

Après la fin de la guerre Iran-Irak, l'Iran a dû se reconstruire à la fois matériellement et idéologiquement. La période des années 1990 a été marquée par un processus complexe de stabilisation interne. Khamenei, successeur de Khomeini, a été contraint de gérer les répercussions économiques et sociales de la guerre, tout en maintenant la légitimité du régime.

Pendant cette décennie, les Gardiens ont progressivement élargi leur influence, non seulement en se renforçant sur le plan militaire, mais aussi en s’impliquant de plus en plus dans les affaires économiques. Les secteurs stratégiques comme le pétrole, la construction, et les infrastructures ont vu l’émergence de conglomérats économiques directement contrôlés ou influencés par ces derniers. Ces entreprises ont été essentielles pour maintenir la stabilité économique, mais elles ont aussi permis à l’organisation de s’émanciper de l’État central et d’acquérir une influence quasi autonome. D’après le Sénat, le CGRI contrôlerait entre 40 et 70% du PIB de l’Iran.

Sur le plan politique, la consolidation du pouvoir des Gardiens s’est accompagnée d’une montée de l’influence des plus conservateurs au sein du régime. Le président Mohammad Khatami, élu en 1997, a représenté une vague de réformes en Iran, cherchant à assouplir certaines politiques intérieures et à engager des discussions plus ouvertes avec l’Occident. Cependant, ces initiatives ont été systématiquement contrecarrées par les Gardiens, qui considéraient toute forme de libéralisation comme une menace directe contre leur pouvoir.

Dans le même temps, les Gardiens ont renforcé leur rôle dans le contrôle des forces internes de sécurité, prenant un rôle majeur dans la répression des mouvements de contestation, qu’il s’agisse de manifestations étudiantes ou de pressions venant de la société civile. Leur rôle dans la répression des protestations de 1999, par exemple, a montré leur détermination à maintenir l’autorité du régime, même face à une jeunesse iranienne de plus en plus revendicative.

L’ascension en tant que puissance régionale (2000-2020)

À partir du début du XXIe siècle, l’Iran est devenu un acteur incontournable sur la scène régionale, et les Gardiens de la Révolution ont joué un rôle central dans cette dynamique. Plusieurs événements ont contribué à cette ascension : l’invasion américaine de l’Irak en 2003 et la guerre civile syrienne à partir de 2011. Ces crises géopolitiques ont offert à l’Iran une opportunité unique de renforcer son influence au Moyen-Orient, avec la branche extérieure du CGRI, la force Al-Qods, en première ligne de ces opérations.

L’Irak, après la chute de Saddam Hussein, a été un terrain d’opérations idéal pour l'Iran. En soutenant des milices chiites irakiennes et en instaurant des liens étroits avec des groupes comme le Conseil suprême islamique en Irak et le Hezbollah au Liban, les Gardiens ont contribué à créer un réseau de pouvoir aligné sur les intérêts de Téhéran. Cette implication a permis à l'Iran de jouer un rôle majeur dans la reconstruction politique de l’Irak, tout en s’assurant que le pays soit gouverné par une coalition chiite fidèle à l'Iran.

Le rôle des Gardiens en Syrie a été encore plus stratégique. Dès le début de la guerre civile syrienne en 2011, l'Iran a vu dans le maintien au pouvoir de Bachar al-Assad un levier pour préserver ses intérêts régionaux. Les Gardiens ont déployé des unités spéciales, notamment la Brigade Al-Qods, et ont formé des milices chiites, notamment des combattants venus d'Irak, du Liban (Hezbollah) et d’Afghanistan. Leur présence militaire en Syrie a permis à l’Iran de maintenir un corridor stratégique terrestre entre l’Iran, l’Irak, la Syrie et le Liban, renforçant ainsi son hégémonie sur la région. De plus, cette période a été marquée par l'extension de la doctrine de résistance qui visait à unifier les groupes chiites et anti-occidentaux tout en défiant l'influence de l’Arabie Saoudite, des États-Unis et d’Israël dans la région. Leur politique interventionniste en Syrie, en Irak, et même au Yémen avec les Houthis, a confirmé leur rôle de force de frappe principale dans la région. Ces forces en Syrie et au Liban ont permis de créer « l’axe de résistance » contre Israël.

Malgré un contexte de pression maximale, avec les sanctions américaines, la pandémie de Covid-19 et les critiques internes croissantes concernant la gestion du pays, les Gardiens ont cherché à maintenir une posture d'indépendance et de force face aux adversaires de l'Iran.

Dans le même temps, les Gardiens ont utilisé cette période pour intensifier leur contrôle sur les affaires intérieures, s’impliquant dans des opérations de répression des manifestations populaires, notamment celles qui ont éclaté en novembre 2019 après la hausse des prix du carburant. Leur intervention dans la gestion des protestations, souvent violente, a renforcé leur rôle de force de maintien de l'ordre interne.

Les Gardiens ont ainsi su se transformer d’une simple organisation militaire interne en un acteur majeur de la politique étrangère de l’Iran, avec une capacité à influencer directement la géopolitique du Moyen-Orient. Ils ont consolidé leur pouvoir non seulement par des moyens militaires, mais aussi par l’établissement de réseaux d’influence, d’alliances stratégiques, et en maintenant une position de leadership au sein du régime.

Le bouleversement du régime (2020 – aujourd’hui)

L'année 2020 a marqué un tournant crucial dans l'histoire des Gardiens de la Révolution, en raison de la mort du général Qassem Soleimani, commandant de la force Al-Qods, l'unité d'élite des Gardiens chargée des opérations extérieures. Soleimani, figure centrale de la stratégie iranienne au Moyen-Orient, incarnait l'expansionnisme iranien et l'exportation de la révolution islamique à travers ses interventions en Syrie, en Irak et au Yémen. Sa mort dans un raid américain en Irak, le 3 janvier 2020, a plongé l'Iran dans une période d'incertitude, mais a également renforcé le rôle des Gardiens sur la scène internationale.

La mort de Soleimani a exacerbé les tensions entre l'Iran et les États-Unis, qui se sont intensifiées depuis le retrait américain de l'accord nucléaire en 2018. L'Iran a réagi en intensifiant ses actions militaires, notamment par des frappes balistiques contre des bases américaines en Irak, marquant un point culminant de la confrontation directe entre les deux puissances (sans toutefois plonger dans une guerre ouverte, les Américains ayant été prévenus des frappes au préalable). Les Gardiens, bien que déjà un acteur incontournable dans les opérations de défense et de projection de puissance, ont vu leur rôle s'étendre davantage, prenant la tête de la riposte à la fois symbolique et stratégique contre leur ennemi.

Le décès de Soleimani a aussi révélé les fragilités du système iranien. D'une part, il a montré que les Gardiens, en particulier la force Al-Qods, étaient désormais un pilier central de la politique étrangère du pays, avec la capacité d'agir à l’échelle régionale. D'autre part, il a illustré la dépendance accrue de l'Iran à ses élites militaires et à ses réseaux d’influence régionaux pour compenser les faiblesses économiques et diplomatiques.

Les Gardiens continuent à être l'acteur principal de la politique étrangère de l’Iran et un pilier stratégique du régime. Toutefois, depuis la mort du général Soleimani, ils restent fragilisés et ont récemment perdu plusieurs dirigeants après l’attaque fulgurante de Tsahal (l’armée israélienne) durant la « Guerre de Douze Jours » en juin 2025. L’affaiblissement du régime iranien commence à se faire ressentir, ayant perdu les principaux alliés en Syrie et au Liban (la chute du régime de Bachar Al-Assad et l’anéantissement des capacités militaires du Hezbollah libanais). L’avenir du régime et du pouvoir des Gardiens demeure incertain, d’autant plus que des voix s’élèvent au sein du pays contre le régime.

Sources