
Rassemblement sous la chaleur et surveillance étroite.
Égypte, urnes sous contrôle : seconde élection du Sénat, même partition politicienne
Le Caire se réveille dans la chaleur moite d’août tandis que les rues bruissent de haut-parleurs encourageant les passants à accomplir leur « devoir national », la seconde élection du Sénat, créée en 2019, se déroule sur deux jours et concerne officiellement plus de soixante-trois millions d’électeurs répartis dans plus de huit mille bureaux de vote, le rite est encadré par 9 500 magistrats selon l’Autorité nationale des élections, garante d’un scrutin que l’État présente comme la confirmation d’un pluralisme apaisé. Pourtant, derrière un vocabulaire institutionnel rodé, la scène politique semble figée : une seule liste nationale (National List for Egypt) fédérant treize partis étroitement alignés sur la présidence concourt aux cent sièges attribués à la représentation proportionnelle, tandis que la majeure partie des 428 candidats individuels déclarés porte les mêmes couleurs majoritaires. L’hégémonie du parti Avenir de la Nation (Mostaqbal Watan) y apparaît, consolidée par la contribution de formations satellites issues tantôt du vieux libéralisme du Wafd, tantôt de petits blocs socio-conservateurs désormais rangés sous la bannière présidentielle, signe d’un consensus contraint plus que disputé.
Le dispositif électoral lui-même raconte cette mise en musique, deux cents sièges sont soumis au vote – cent par listes fermées, cent au scrutin uninominal majoritaire – alors que le chef de l’État nomme directement le dernier tiers des membres, le Sénat n’exerce qu’un rôle consultatif, examinant projets de loi et révisions constitutionnelles avant la Chambre des représentants, juridiquement plus puissante. Cette architecture rappelle la Shoura dissoute en 2014, réhabilitée cinq ans plus tard pour, affirme le pouvoir, élargir la participation politique, paradoxalement la résurrection d’une chambre consultative accompagne l’extension parallèle des prérogatives présidentielles permises par la réforme constitutionnelle de 2019, laquelle autorise Abdel Fattah El Sisi à rester au pouvoir jusqu’en 2030 tout en renforçant la tutelle militaire sur la vie civile.
La première élection sénatoriale d’août 2020 avait déjà offert un avant-goût de cet unanimisme, le taux de participation officiel fut de 14,23%, soit moins de neuf millions de votants, et la liste conduite par Avenir de la Nation emporta sans combat le tiers des sièges dévolus aux listes, la formation remporta également la quasi-totalité des fauteuils individuels lors des deux tours suivants. Cinq ans plus tard, le paysage électoral s’est encore contracté, l’Autorité électorale comptabilise cette fois une population électorale portée à près de soixante-neuf millions grâce à l’actualisation des registres, mais l’offre politique s’est réduite, un seul cartel domine le scrutin proportionnel, alors que l’opposition, fragmentée, s’affronte parfois entre personnalités indépendantes pour quelques circonscriptions au mode individuel. Le nouveau Sénat devrait donc être tout aussi monochrome que le précédent, voire davantage, la liste unique n’a besoin que de cinq pour cent des inscrits pour être proclamée victorieuse, une formalité au regard des appareils logistiques déployés par les gouverneurs, les notables ruraux et les médias parapublics.
Cet effacement de la compétition se lit dans les rues, les affiches saturent les façades mais ne reflètent qu’une mosaïque bigarrée de visages soutenant la même ligne, souvent des hommes d’affaires influents ou des personnalités médiatiques issues du parlement sortant, la présence féminine, encadrée par le quota constitutionnel de dix pour cent, reste cantonnée aux listes où les places éligibles sont soigneusement calibrées. L’enjeu n’est pas tant de convaincre que de montrer l’image d’une société ralliée, le gouvernement multiplie les SMS de rappel, les gouverneurs installent brumisateurs et tentes aux abords des écoles, les rotations gratuites de bus municipaux rapprochent les électeurs des urnes. La participation devient performance civique, tout chiffre supérieur à celui de 2020 sera présenté comme un succès, or les premiers échos font état d’une mobilisation féminine particulièrement visible dans les gouvernorats du Delta et d’Upper Egypt, phénomène largement relayé par la presse d’État.
Pour comprendre cette inertie institutionnelle, il faut replacer ces élections dans un contexte économique éprouvant, l’inflation galopante qui ronge le pouvoir d’achat depuis la crise monétaire de 2022 continue de faire flamber les denrées de base et le carburant, les files d’attente aux boulangeries subventionnées s’allongent, la monnaie a perdu plus de la moitié de sa valeur en trois ans, une exaspération diffuse perce dans les conversations de cafés du centre-ville. Le gouvernement martèle que la stabilité passe par la continuité de ses réformes et que le Sénat offrira une chambre de réflexion sur les plans de développement, toutefois l’absence de contre-pouvoirs crédibles nourrit le sentiment d’un débat verrouillé. Les protestations sociales demeurent sporadiques, vite contenues par un arsenal sécuritaire renforcé depuis la levée de l’état d’urgence mais prolongé par des lois antiterroristes permanentes, le long crépuscule des mouvements révolutionnaires de 2011 trouve ici son aboutissement symbolique.
À l’étranger, cent trente-six bureaux de vote dans cent dix-sept pays ont accueilli deux jours plus tôt la diaspora, la diplomatie a piloté en visioconférence la logistique et relevé une « participation enthousiaste », les urnes ont voyagé sous scellés diplomatiques vers Le Caire pour intégration au décompte national. L’exercice revêt une dimension identitaire, la narration officielle célèbre la « nouvelle République » unissant nationaux et expatriés, tandis que les associations de droits humains rappellent qu’une partie de l’opposition vit justement en exil, souvent sous pression judiciaire, privée de passeport ou poursuivie pour diffusion de « fausses nouvelles ».
La question du Sénat dépasse toutefois le seul contrôle partisan, elle renseigne sur la méthode de consolidation d’un régime décrit par plusieurs chercheurs comme un autoritarisme rénové, combinant façade pluraliste et centralisation économique, dans lequel les grands entrepreneurs proches du pouvoir obtiennent visibilité politique et accès aux marchés publics, échange qui se reflète dans les listes électorales bourrées de patrons de la construction ou de l’acier. Ce capitalisme d’influence nourrit la critique d’une gouvernance où l’agenda parlementaire se confond avec les priorités du Conseil des ministres et des agences souveraines, laissant peu de place à la médiation sociale ou à l’initiative législative indépendante.
Pour autant, la légitimation populaire reste jugée indispensable, d’où l’investissement cérémoniel autour du vote, la diffusion en direct du président glissant son bulletin dans l’urne de son ancien lycée d’Héliopolis cherche à sceller l’image d’un pacte national renouvelé. Le Premier ministre, les gouverneurs, le grand mufti, chacun se montre à l’écran, encourage la foule, loue le sacrifice du personnel électoral, trois décès imputés à des crises cardiaques le premier jour sont érigés en preuve de dévouement civique. L’appareil médiatique public, adossé à une législation sévère contre les « fausses informations », se fait l’écho quasi exclusif de la version officielle, les chaînes privées liées à des holdings sécuritaires amplifient la même ligne, tandis que les espaces numériques sont filtrés, certains sites d’opposition restant inaccessibles depuis le territoire.
L’examen du taux de participation réel constituera donc l’indice le plus scruté par les observateurs, en 2020 l’abstention avait atteint un record, cette fois le gouvernement espère dépasser les vingt pour cent, objectif modeste mais politiquement vital, car l’automne verra s’ouvrir la campagne pour la Chambre des représentants dont les pouvoirs budgétaires et législatifs sont plus sensibles. Plusieurs analystes notent que le Sénat sert de test grandeur nature, à la fois pour mesurer la discipline des machines locales et pour rôder les protocoles de sécurité sanitaire, encore impératifs sous la récurrence d’épidémies saisonnières. Les lignes de fracture, si elles existent, se dessineront peut-être alors, certaines négociations internes à la coalition au pouvoir portant sur la répartition des futures listes législatives, enjeu plus stratégique que le Sénat pour les barons régionaux.
Sur le terrain diplomatique, Le Caire projette à travers ce scrutin l’image d’un État stable, partenaire essentiel dans les dossiers israélo-palestinien et libyen, une stabilité saluée publiquement par plusieurs chancelleries qui privilégient la coopération sécuritaire et le contrôle migratoire, la faible visibilité d’alternatives politiques devient ainsi tolérable en échange de garanties régionales. Cependant, cette trêve diplomatique n’efface pas les critiques d’organisations internationales à propos des détentions prolongées sans jugement ni des restrictions à la liberté syndicale, thèmes quasi absents des tribunes parlementaires, faute d’élus pour les porter.
En interne, les priorités économiques se cristallisent autour de la renégociation d’un programme de financement avec le Fonds monétaire international, de la relance du tourisme plombé par les crises régionales, et de la construction d’infrastructures phares autour de la nouvelle capitale administrative, le Sénat sera sollicité pour avaliser ces méga-projets présentés comme locomotives de croissance, tout en entérinant la hausse de certaines taxes ou de nouvelles tranches tarifaires pour l’électricité, questions socialement explosives mais absentes des panneaux électoraux bariolés qui promettent prospérité et protection sociale.
Point final : au fil des rues de Bab El Louk parfumées de jasmin du soir, le murmure des discussions politiques se mêle aux klaxons des tuk-tuks, chacun sait que les urnes ne renverseront pas le cours du Nil, mais le fleuve a la mémoire longue, dans la lumière dorée qui caresse les façades fatimides, les passants partagent une plaisanterie ou un soupir et, parfois, l’espoir têtu qu’un jour la parole retrouvera le timbre clair d’un véritable débat, parce qu’en Égypte, même les pierres millénaires finissent par parler quand on leur prête silence.